Pierre Messmer raconte

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Pierre Messmer raconte

L'Histoire
La bataille de BIR-HAKEIM

conférence de Pierre Messmer,
le 19 juin 1986 parue dans la revue "ESPOIR" - n° 56 - septembre 1986.
Publiée par l'Institut Charles DE GAULLE - 5, rue de Solferino 75007 PARIS


Mesdames, Messieurs,

Permettez-moi, en voyant dans cette salle nombre de camarades des Forces Françaises Libres, d'ajouter « mes chers amis ».
Mon exposé comportera trois parties:
- une première partie, sorte de prologue présentera sommairement la géographie de ce théâtre d'opérations, plus exactement de la région de Bir Hakeim;
- là deuxième partie aura trait à la bataille elle-même;
- la troisième partie qui sera la plus difficile mais, peut-être, la plus nouvelle, formulera quelques réflexions sur les conséquences de la bataille de Bir Hakeim.


D'abord, la description géographique:

  La Libye, dont vous voyez un croquis (1), est une province saharienne, une province de cet immense désert qui s'étend depuis les côtes de l'Atlantique jusqu'à celles de la mer Rouge et depuis la Méditerranée en Libye où le désert arrive jusqu'à ses rivages, jusqu'au lac Tchad au fleuve Niger, au fleuve Sénégal.




Pour donner une idée des dimensions de ce gigantesque désert, le plus grand du monde, je prendrai deux références sur la province saharienne qui nous intéresse, celle de Libye : d'Alexandrie jusqu’à Tripoli, il y a deux mille kilomètres, et de la côte de Cyrénaïque jusqu'à Fort-Lamy on dit à présent N'djamena, plus de quatre mille kilomètres.  Ce sont des distances qui ne sont pas comparables aux dimensions des champs de bataille de la France du Nord-est; de telles distances jouent, dans les batailles, un rôle considérable en imposant des contraintes auxquelles on ne peut se soustraire.

Le Sahara est  caractérisé l'aridité, puisqu’on classe comme sahariennes les régions de l’Afrique où les chutes de pluies sont inférieures à cent millimètres par an, ce qui n’est pas beaucoup dans des pays où il fait très chaud car le soleil frappe très fort.
Il y a des paysages sahariens types que tous les sahariens – il y en a quelques uns dans la salle - connaissent bien; je ne leur apprendrai rien en rappelant que ces paysages-types sont les « ergs » c’est à dire les massifs de dunes, les « hamada », les « sebkra », les « regs », les oasis.

La région de Bir Hakeim ne réunit pas tous ces paysages sahariens; il n'y a pas d'ergs seulement quelques dunes Isolées qui ne forment pas un massif, c'est une région de plateaux calcaires, caillouteux, de couleur grisâtre ou brunâtre, avec ici et là quelques « seblkra », bas-fonds très plats sur lesquels les eaux de ruissellement se rassemblent quand il a beaucoup plu et où se déposent après leur évaporation de fines couches d'argile, ce qui rend la circulation automobile particulièrement facile et même... rapide !
Il n'y a pas dans la région de Bir Hakeim de massifs montagneux sahariens comme le Tibesti qui forme au sud de la Libye limite avec le Tchad, ni même des massifs moins élevés comme ceux du Hoggar ou de l'Adrar mauritanien.  La région de Bir Hakeim est une région de plateaux.  Si Bir Hakeim - la région de Bir Hakeim ou la « Marmarique - comme disaient les anciens - se trouvait en France, elle aurait un aspect ressemblant aux Causses, à peu près.
Dans cette région de la Libye, une caractéristique intéressante du point de vue militaire est l'existence de ce que l'on appelle des - birs - ; ce ne sont pas des puits, mais des citernes creusées dans le sol, vraisemblablement à l'époque romaine et qui recueillent les eaux de ruissellement, parce que le bir est dans un bas fond.  Les terres ou les cailloux extraits en creusant cette citerne se trouvent habituellement stockés tout à côté en sorte que les birs sont remarquables par une petite colline, un tumulus qui les signale de loin.  En Cyrénaïque et en Marmarique, ils sont nombreux et habituellement à sec.  S'ils sont remplis d'eau, ce sont des eaux de ruissellement toujours sales mais ils sont intéressants pour I’observation et l'orientation.  A Bir Hakeim, deux collines de ce genre que l'on avait baptisées -les mamelles » ont joué un rôle militaire important dans les derniers jours de la bataille.
Vous saurez l'essentiel quand j'aurai ajouté qu'en 1942 les cartes étaient mauvaises, à la fois incomplètes et inexactes.  Les spécialistes de grandes randonnées qu’étaient les hommes des « Jock – colonne, il y en a ici, prenaient de grandes précautions avant de s’en remettre à la lecture de leurs cartes. Ils avaient raison.

Géographie économique. Le chapitre est bref car en 1942, il n'y a pas d'économie en Libye : il n’y a pas de pétrole, ou plus exactement il y a du pétrole mais on ne l'a pas découvert. C’est  d'autant plus regrettable que la plupart des puits de pétrole libyens aujourd’hui exploités se trouvent au fond du golfe de Syrte qui a tenu dans les batailles de Libye un rôle non négligeable. On ne peut pas attribuer une grande importance économique à la colonisation des Italiens relancée à l'époque mussolinienne en Cyrénaïque à l'est d Benghazi ni à l'oasis qui longe la côte méditerranéenne, de part et d'autre de Tripoli.

La seule infrastructure utile pour les militaires est la route côtière qui depuis Alexandrie suit la côte jusqu'à Tripoli et, au-delà, se prolonge même jusqu'à Tunis.  Avant la guerre de 39, elle était goudronnée ; rapidement, le goudron a disparu sous les chenilles des chars et les pneus des camions, mais c'est une route encore très utilisée.  En dehors de la route côtière, il n'y a que des pistes qu'on appelle des « trig », chemins non aménagés, la plupart du temps simplement balisés par des tas de cailloux dénommés « redjem »  et quelquefois sur ces « rediem », on plante un grand bâton qui permet de les voir de plus loin.

Puisqu'il n'y a aucune activité économique, la guerre ne fait pas de dégâts.
Quant à la géographie humaine, j'en dirai peu de chose : dès le début de la guerre, les Italiens et les Anglais ont imposé aux nomades l'évacuation- de cette zone: il n'y a donc plus de nomades.  Et comme il n'y a pas de sédentaires, il n'y a plus d’habitants.
Je ne serai pas démenti si j'affirme que pendant le premier semestre de 1942, dans cette région, nous n'avons jamais vu aucun civil, homme ou femme, dans le désert.  Je le répète, les Italiens et les Allemands, comme les Anglais de leur côté, avaient procédé à une évacuation d'office pour des raisons politiques tenant au fait que la plupart des habitants étaient affiliés à une confrérie religieuse, la Senoussia. Je n'en dirai pas plus car le sujet sort de notre réunion d’aujourd’hui.
Naturellement, l'absence d'économie et l'absence de population font que la guerre se déroule entre professionnels, entre soldats.  Il en résulte une conséquence importante: les chefs militaires, en particulier les Allemands, engagés dans la guerre de Libye, ont gardé une bonne image vis-à-vis de leur propre pays et surtout vis-à-vis de l'extérieur. lis n'ont pas été poursuivis plus tard pour crimes de guerre.  Si la tentation avait été là, peut-être y auraient-ils cédé comme leurs collègues en Europe, mais le fait est que cette guerre « propre » a évité, à Rommel et aux officiers allemands qui ont combattu dans l’Afrika Korps, d’être mêlés à des affaires qui ont conduit beaucoup d'officiers  allemands à être jugés pour crimes de guerre.  Rommel tient une partie de sa réputation au fait qu'on n'avait rien à lui reprocher de ce point de vue et aussi au fait qu’il a été mêlé au complot contre Hitler qui l'a acculé au suicide, en 1944.



Batterie de 75 montée sur camion et ses servants français



Je le répète, c'est une guerre entre militaires, une guerre de soldats.  Il n'y a pas de destructions, car il n'y a rien à détruire, il n'y a pas de morts civils, parce qu'il n'y a pas de civils.

A la description géographique de la zone d'opérations, j'ajouterai un simple rappel historique pour mieux comprendre ce qui se passe de 1940 à 1942:
La Libye est italienne depuis 1912; les Italiens l'ont enlevée aux Turcs qui l'occupaient alors mais les Italiens ne sont pas très solidement installés dans le sud autour de Mourzouk et de Koufra à cause de la Seoussia qui les combat.  Dans le nord, au contraire, ils sont bien implantés.
L’Egypte est un pays indépendant, mais neutre.  L'Égypte est restée neutre pendant toute la Seconde Guerre mondiale ; les Égyptiens ne participaient pas à la guerre mais les Anglais occupaient l’Egypte militairement ; ils occupaient la zone du canal, Le Caire et Alexandrie où ils avaient une grande base navale, ce qui leur a permis d'installer très rapidement à partir de 1940 des troupes de plus en  plus nombreuses, et qui ont formé la 8ème  Armée britannique, commandée en mai-juin 1942 par le général Ritchie.

Dés la déclaration de guerre de l'Italie, en juin 1940, sur la frontière qui, soit dit en passant, n'a pas bougé depuis deux mille ans (la frontière actuelle entre la Libye et l'Égypte étant la limite entre l'empire d'Orient et l'empire d'Occident, sous le bas empire romain).  Anglais et Italiens sont face à face.  Les opérations commencent à la fin de 1940 puisque c'est en Afrique seulement, d'une part en Libye et d'autre part en Éthiopie, que se trouvent les seuls fronts terrestres de la guerre entre la Grande-Bretagne et l'Italie, alliée de l'Allemagne.
Ces opérations se résument en allers et retours.  A partir de décembre 1940, les Anglais, sous les ordres de Wavell, attaquent, liquident les forces italiennes, mal équipées, qui sont autour de Bardia, Tobrouk - El Adem et s'avancent jusqu'au golfe de Syrte.  Comme les Italiens faisaient triste figure, les Allemands viennent à leur secours; Hitler décide d'envoyer des troupes allemandes, sous les ordres de Rommel qui renverse la situation et reconduit les Anglais jusqu’à la  frontière; en avril 1941, c'est chose faite.  Fin 4l, les Anglais qui se trouvent sur la frontière mais qui ont réussi, en outre, à se rnaintenir dans Tobrouk encerclée, lancent une nouvelle offensive, parviennent à nouveau au fond du golfe de Syrte qui semble être pour les Anglais ce que Clausewitz appelait « le point limite de l'offensive ». Rommel les reconduit à nouveau en arrière et l'armée britannique se rétablit sur une ligne allant d'El Ghazala à Bir Hakeim.

Nous sommes en février 1942.  C'est alors que la 1ère Brigade française libre s'installe à Bir Hakeim.
Je dirai quelques mots de cette installation, ces considérations préalables étant nécessaires pour comprendre la bataille du mois de mai. La 1ère Brigade française libre vient du Levant où elle s'est reconstituée après la campagne de Syrie.  Elle a été envoyée en Libye, mise à la disposition de la 8ème Armée britannique par le général de Gaulle, au mois de décembre 1941.  Après quelques nomadisations, cette brigade s'établit à Bir Hakeim le 14 février 1942.

La brigade compte environ 5500 hommes.  Mais, sur cet effectif ne s'installent dans Bir Hakeim qu'environ 3700 hommes, les éléments de combat; les autres unités qui constituent l'échelon arrière se trouvant au nord-est, dans une position un peu en retrait.
Les 3 700 hommes qui s'établissent à Bir Hakeim sont :
- 4 bataillons d'infanterie dont 2 de légion étrangère (les 2e et 3e bataillons de la 13e demi-brigade de la légion étrangère dont le 1er bataillon appartient à une autre brigade qui n'est pas à Bir Hakeim) et 2 bataillons de coloniaux (le bataillon de marche numéro 2, formé en Oubangui et au Tchad, et un autre bataillon colonial qui vient de beaucoup plus loin, le bataillon du Pacifique, formé en Nouvelle-Calédonie et à Tahiti).  Il faut ajouter un demi bataillon le bataillon d'infanterie de marine qui fusionnera plus tard avec le bataillon du Pacifique.

- 1 régiment d'artillerie : le 1er régiment d artillerie coloniale, admirablement commandé, équipé de canons français de 75 mm tractés.

- 1 bataillon de fusiliers marins, spécialisé dans la défense contre les avions, servait à Bir Hakeim l'artillerie anti-aérienne bien équipée de canons de 40 mm automatiques Bofors.
- S'y ajoutent, naturellement, des unités du train, du génie, des transmissions et aussi des services d'intendance, de santé (il y a une antenne du service de santé dans Bir Hakeim), l'essentiel des services de la brigade - dont l'ambulance chirurgicale - restant avec l'échelon arrière.

Tout ce monde s'installe dans Bir Hakeim avec un armement un peu hétéroclite mais qui représente une grosse puissance de feu.  Pour en donner une idée, j'indiquerai que les pièces d'artillerie de 75 mm françaises sur pneus sont tractées par des tracteurs spéciaux fournis par les Anglais, les pièces de 75 antichars par de simples camions: il y avait au total 70 pièces de 75 dans la défense antichars des bataillons et dans les batteries du 1er régiment d'artillerie.
J'ai parlé de 12 canons Bofors de DCA.  Il y avait des centaines d'armes automatiques: mitrailleuses, fusils mitrailleurs de tous calibres, les uns étant des armes françaises, les autres des armes britanniques, ce qui ne simplifiait pas le ravitaillement en munitions.
La puissance de feu de cet ensemble dépasse à coup sûr la puissance de feu d'une brigade britannique et est au moins égale, sinon supérieure, à la puissance dé feu d'une division d'infanterie française modèle 1940 ; sûrement supérieure en ce qui concerne les armes antichars et antiaériennes, sans doute supérieure en ce qui concerne les armes automatiques d'infanterie, inférieure seulement pour l'artillerie, puisque nous n'avons qu'un seul régiment d'artillerie équipé de pièces de 75 mm.





Unités allemandes à Bir-Hakeim


Au total, c'est une puissance de feu considérable.  Or, ce qui est important dans une bataille, ce n'est pas seulement le nombre de combattants mais la puissance de feu.
Qu'est-ce qui caractérise cette position de Bir Hakeim ? D'abord c'est la position la plus au sud de tout le dispositif de la 8ème  Armée britannique qui s'appuie sur la côte dans la région de Ghazala et descend jusqu'à Bir Hakeim.  Au sud de Bir Hakeim, il n'y a plus rien; seulement des patrouilles du Long Range Desert Group qui a ses bases dans les oasis de Siwa et Diaraboub, très au sud de Bir Hakeim, mais qui ne joue pas un rôle dans la bataille dont je parlerai tout à l'heure.
Cette position la plus méridionale est aussi la position la plus isolée, car nos plus proches voisins, au moment de la bataille, la 150ème brigade, sont à 22 kilomètres au nord.  La position elle-même, représentée sur ce croquis (2), a la forme d'une espèce de pomme de terre d'environ quatre kilomètres sur quatre, donc 16 km2; les spécialistes ayant calculé la surface, donnent le chiffre de 15 km2.  Pour une brigade de 3 700 hommes, la position peut être occupée avec une certaine densité.

Elle est complètement entourée par des champs de mines antichars, représentés sur le plan en gris cerné et piqueté (3), ces champs de mines son larges de deux ou trois dizaines de mètres, aucun n'ayant moins de vingt mètres de large; la densité de mines est forte et les champs de mines sont continus.  Ils ne sont interrompus que par des passages très étroits qu'on appelle des portes et qui permettent la circulation pour entrer et sortir.  Devant ces champs de mines, dans un certain nombre d'endroits, on ajoute des marais de mines, espaces où les mines sont moins serrées mais les marais sont très vastes; certains dépassent un kilomètre de longueur ou de largeur!  Ces marais de mines sont destinés à freiner ou canaliser les attaques des chars.
Ces champs de mines, avec ces marais de mines, sans parler de ceux du V dont je dirai un mot tout à l'heure, comptent plus de 120 000  mines ! C'est une des forces de cette position.
La deuxième  caractéristique est que la plupart des postes de combat et de commandement sont enterrés, inégalement il est vrai, d'abord parce qu'il est plus facile d'enterrer correctement une position de tir de fusil mitrailleur ou de mitrailleuse qu'un camion avec ses bâches et ses ridelles, surtout un camion de transmissions avec son antenne qui dépasse, et aussi parce que le sol est dur à piocher et que la qualité des travaux d’organisation du terrain dépend de ceux qui les commandent.  A ce propos, je remarquerai que les anciens de la guerre de 14 -18 (il y en avait encore parmi nous) avaient sur l'organisation du terrain et, en particulier le creusement de positions enterrées, des exigences beaucoup plus fortes que les jeunes qui prenaient cela moins au sérieux. Le général Koenig, âgé à l'époque de 43 ans, avait combattu à la fin de la Guerre 14 -18 et était lui-même très exigeant.  La position est, dans l'ensemble, bien enterrée.  Bien sûr, pas souterraine ; celui qui y circule a la vision étrange d'un camping sauvage sur la Lune, en raison du paysage, mais l'effort de protection des armes, en les enterrant, en créant des circulaires des pièces autour des canons de 75 ou des canons antiaériens, sera très utile pendant les bombardements d'artillerie et d'aviation.

Donc deux caractéristiques :
-   une position complètement fermée, en hérisson comme on disait autrefois;
- une position puissamment défendue par des champs de mines et où les armes sont enterrées, ainsi que les véhicules mais dans une moindre mesure.

Voilà comment se présente Bir Hakeim au moment où nous entrons dans la période des combats.
Ne croyez pas que, du mois de février jusqu'au mois de mai et plus exactement le 27 mai, début de l'offensive allemande, nous sommes restés oisifs. D'abord, les travaux d’organisation du terrain dont je viens de parler, et aussi beaucoup de grandes patrouilles - on les appelait « Jock colonnes » - véritables expéditions qui duraient quelquefois jusqu'à une semaine, sortaient pour rechercher des renseignements, quelquefois harceler l'ennemi qui se trouvait à une distance de 20 à 4O kilomètres vers l'ouest, car vers le sud, il n'y avait personne, je l'ai déjà dit.

Au mois de mai, la 8ème  Armée britannique, d'un côté, l’Afrika Korps et les Italiens placés sous les ordres de Rommel de l'autre, ont reconstitué leurs forces.  Cela veut dire qu'ils ont fait venir de nouveaux chars, reconstitué les dépôts d'essence, de munitions pour leur artillerie et pour l'infanterie, progressivement accru leurs effectifs ; Ils ont également procédé à des relèves de personnel et chacun se sent prêt pour un nouveau combat. Rommel est plus rapide que les Anglais qui espéraient prendre l'initiative.
Le 27 mai, Rommel lance son offensive en suivant les flèches pleines tracées sur la carte (4), qui contournent par le sud Bir Hakeim pour se rabattre au nord afin de prendre les anglais à revers et d’engager le combat avec les divisions blindées britanniques placées en réserve dans la région d’El Adem-Knights Bridge.





Naturellement, Rommel pense que Bir Hakeim le gène car ses mouvements seraient plus rapides sans ce grand détour au sud.  Dès le 27 mai, il va donc faire attaquer Bir Hakeim.  
On peut distinguer trois phases dans la bataille de Bir-hakeim :
-  une première phase commence le 27 mai et va jusqu'au 1er juin ; nous avons plutôt le dessus;
-  une seconde phase, du 2 juin jusqu'au 10 juin, est celle du siège proprement dit ;
-  une troisième phase, dans la nuit du 10 au 11 juin : c'est la sortie.

La première phase est ouverte dès le 27 mai à 9 heures du matin par un régiment de chars légers italiens dont j'ai appris, par le général Saint-Hillier, qu'il était accompagné d'un détachement du 8ème Bersagliere comme infanterie, ce qui n'était pas évident sur le terrain. Ils attaquent Bir Hakeim à revers pensant peut-être que la position était bien moins défendue de ce côté.  Nous savons que Bir Hakeim était aussi bien moins défendue du côté de l'est que du côté de l'ouest.  Ces chars italiens se lancent dans une véritable charge sans préparation d'artillerie ni d'aviation ; ceux qui étaient   à Bir Hakeim en ont le souvenir,particulièrement ceux, comme moi, qui, étant en réserve ce jour-là, se  du colonel Amilakvari.  J’avais l'impression d'assister à une bataille du XVIllème siècle, quand le général debout sur une petite colline suit du regard une charge de cavalerie.  Tous ces chars italiens fonçaient en direction de Bir Hakeim et ils s'arrêtaient de plus en plus nombreux puisque les Italiens, dans cette affaire, ont perdu 32 chars, détruits complètement. Leur attaque a été menée avec beaucoup d'énergie et le colonel commandant le régiment, alors que quelques chars avaient pénétré à travers le champ de mines jusqu'à l'intérieur du point d'appui - commandé par le capitaine Morel du 21ème Bataillon de légion étrangère - où Ils ont été détruits par les canons antichars, ce colonel italien a été fait prisonnier, blessé dans son troisième char détruit!  De même qu'aux XVIllème  et XIX ème  siècles, un cavalier avait deux ou trois chevaux tués sous lui dans une charge, il avait eu trois chars détruits sous lui ! Ce qui montre qu'il y allait de bon coeur.
Dans cette opération, les Italiens ont donc perdu 32 chars restés sur le terrain et démolis par nos équipes du génie le jour même, un bon nombre d'officiers et une centaine d'hommes prisonniers; je ne parle pas des tués, il y en a eu beaucoup.
Quant à elle, la garnison de Bir Hakeim n'a perdu, ce matin-là, que deux blessés légers ; ainsi, non seulement nous avions l'agréable goût de la victoire, mais une victoire qui ne nous avait pas coûté cher en pertes humaines.  On comprend pourquoi, dans les jours suivants, la garnison avait un excellent moral et s'est jetée vers l'extérieur en colonnes commandées par des officiers à qui le général Koenig confiait des unités motorisées avec un peu d'artillerie antichars et de l'infanterie.  Pas de blindés puisque, dans Bir Hakeim, nous n'en avions pas.  Car je n'appelle pas « blindés »  les « Bren carriers », chenillettes légèrement blindées et découvertes, dont l'infanterie était dotée à raison d'une section par compagnie.  Ces matériels nous ont été utiles, mais ils n'étaient pas faits pour se mesurer avec des blindés, même légers.

Du 28 mai au 1er  juin, les colonnes qui sortent de Bir Hakeim feront des raids, ici et là, portant le désordre et la désolation dans les colonnes allemandes et italiennes, surtout quand elles sont peu défendues, comme les colonnes de ravitaillement.
Cette activité a été utile parce qu'elle a permis, non seulement de causer de réelles pertes chez l'ennemi mais aussi de capturer un nombre appréciable de prisonniers ou même de récupérer des malheureux comme les Hindous d'une brigade qui avait volé en éclat en rencontrant le premier jour de la bataille, un régiment de panzers et qui erraient sans armes ni vivres, dans le désert, libres, car les Allemands n'avaient pas eu le temps d'en faire des prisonniers, mais privés de leurs officiers  britanniques qui avaient été emmenés.  Ces pauvres Hindous perdus ont été récupérés par nos colonnes, ramenés à Bir Hakeim où nous les avons un peu restaurés, avant que les Anglais les prennent en compte et les remettent en ordre. Je crois qu'ils les ont renvoyés aux Indes où il y avait d'autres problèmes avec les japonais.

La garnison de Bir Hakeim s'éclate, me diraient les jeunes aujourd'hui, elle attaque à l'extérieur jusqu'au 1er juin, date à laquelle le commandement britannique qui se trompe ce jour-là - croit le temps venu de lancer une offensive et décide que  la garnison de Bir Hakeim  s’avancera en direction de l'ouest.  Le mouvement est amorcé, puisque le général Koenig envoie à une vingtaine de kilomètres dans un lieu qu'on appelait la Signali, le bataillon du Pacifique, lequel se fait prendre sévèrement à partie par l’artillerie, les chars, l'aviation allemande avant de recevoir l'ordre de rentrer Bir Hakeim.
Le commandement anglais s'était malheureusement trompé; ce qu’il croyait être le commencement de la victoire était le commencement de la défaite, Rommel ayant, ce jour-là, défait les divisions blindées britanniques dans la région El Adem-Knights Bridge, et ce qui est plus grave pour Bir-Hakeim, se préparant à anéantir le lendemain la 150ème  brigade britannique, notre voisine au nord.

A partir de ce 1er juin, commence vraiment le siège de Bir Hakeim, et il est inauguré par une cérémonie traditionnelle.
Rommel envoie avec le pavillon blanc de parlementaires deux ou trois officiers porter au général Koenig, une sommation de se rendre.  Les officiers ont été reçus à une porte, la porte nord je crois, on leur a bandé les yeux, un officier français les a conduits jusqu'au PC du général où on leur a débandé les yeux.  Ils ont remis leur petit papier, le général Koenig l'a lu et leur a répondu qu'il n'avait pas l'intention de se rendre.  On leur a rebandé les yeux, ils sont repartis.  Cela a recommencé deux fois et la répétition tournait un peu au ridicule.  La deuxième fois, Rommel avait pris soin de signer lui-même la sommation de se rendre et l'original est conservé au Service historique de l'Armée : c’est une feuille du carnet de Rommel, signée et arrachée par lui, puis envoyée au générai Koenig qui en a fait don au service historique.
La dernière fois, comme tout le monde s'énervait dans ce protocole, les parlementaires - Allemands ou Italiens, je ne me rappelle plus - se sont trompés en ressortant et leur voiture a sauté sur le champ de mines!  Ils sont rentrés chez eux à pied, ce qui était un peu comique... mais Rommel ne l'était pas car il était décidé et il était un vrai soldat.  Quand il avait résolu de s'emparer d'une place forte, il en prenait les moyens; dans les jours qui ont suivi, à partir du 2 juin, l'encerclement de Bir Hakeim s'était transformé progressivement en siège.

Au début, nous subissions ce que j'appellerai une sorte de blocus; les unités allemandes et italiennes qui nous surveillaient étaient relativement loin et pas très nombreuses, en sorte qu'il était possible, comme souvent dans le blocus maritime par exemple, de passer au travers, avec un peu de chance. En effet, on passait: il y a eu des liaisons venant de notre échelon arrière, pour des ravitaillements en eau et en munitions mais aussi vers l'arrière, des évacuations de blessés, de prisonniers tels que ces Hindous dont je parlais  tout à l'heure.

A partir du 3 ou 4 juin, le blocus se resserre et devient, le 6 ou le 7, un véritable siège, c'est-à-dire que les assiégeants viennent au contact des assiégés.
Comme toujours, l'assiégeant commence par tâter la place pour en trouver les points faibles. Rommel lance une attaque par le sud, le 6 juin. Très rapidement, Rommel, qui avait un remarquable sens du terrain, a constaté que, le bon terrain n'était pas celui-là; c'était le nord. De côté, les deux grands marais de mines que nous appelions le V, car Ils dessinent vaguement un V dont la pointe serait à Bir Hakeim et dont les branches s'écarteraient vers le nord délimitaient une sorte de compartiment de terrain artificiel, qui l’intéressait parce qu’il le mettait à l’abri d’éventuelles contre-attaques blindées britanniques venant de l’Est ou de l’ouest.

A partir du 7, Rommel modifie donc ses plans et transfère le principal poids de ses forces vers le nord. Le 9, il attaque et son objectif des 8, 9 et 10  juin c'est le point d'appui nord, bien visible sur le croquis(5), complètement entouré de mines. Rommel attaque en force et commande directement l'opération : l'habitude de Rommel était d'être en personne où se trouvait l'objectif principal de sa bataille.  Rommel conduit donc cette bataille, qu'il raconte dans ses mémoires.
Le 8, en écrasant le point d'appui tenu par une compagnie du bataillon de marche numéro 2, l'Afrika Korps réussit à prendre pied sur les petites buttes dont je parlais tout à l'heure, « les mamelles » qui nous servaient d'observatoire d'artillerie mais qui, tenues par l'ennemi, lui donnaient de très bonnes vues sur le nord de la position.  Pendant toute la journée, Rommel matraque le point d'appui nord de feux d'artillerie et de bombardements aériens, mais moins intenses que les jours suivants et il occupe une des deux buttes, l'autre continuant à résister pendant toute la journée.  Les observateurs d'artillerie avec quelques tirailleurs réussissent, dans la nuit, à rejoindre leurs camarades du point d'appui.  C'est alors que le général Koenig, sur le compte rendu qui lui avait été fait par le chef de bataillon de marche numéro 2, décide de relever cette compagnie dont tous les officiers sont blessés et dont la troupe est très fatiguée.  Le colonel Amilakvari, qui commande la  demi brigade de légion étrangère, décide de faire relever la compagnie du B.M.2 par ma compagnie.
Pour la petite histoire, j'ajouterai que le colonel Amilakvari m'a convoqué quand la nuit commençait et m'a dit simplement: « Vous allez faire la relève du B.M.2 dans l'apex nord, vous prendrez le commandement du point d'appui.  Je vous donne  un seul ordre : "vous vous ferez tuer sur place si c'est nécessaire". Ordre clair, précis et qui n'appelait pas de commentaire!



Le général Koenig et le Lt/colonel Amilakvari après Bir_Hakeim

Avec ma compagnie, j’ai donc relevé la compagnie du B.M.2, assommée par les bombardements.  Le B.M.2 s'était bien conduit dans cette journée, il n'avait perdu qu'un seul point, malheureusement important, celui des mamelles ; sur le reste du point d'appui, les tirailleurs avaient tenu partout, m'ais ils étaient très fatigués et on sentait que leur moral n'était pas bon.  Le commandement avait eu raison de décider cette relève qui s'est faite sans difficulté, malgré la proximité des Allemands déjà sur le champ de mines qu'ils commençaient à déminer.  Pendant toute la nuit, je les ai entendus; nous avons lancé deux ou trois patrouilles pour essayer de les chasser, mais sans grands résultats.

La relève a été facile parce que, à mon étonnement, pendant cette période, les Allemands n'attaquaient pas de nuit.  Pourquoi ? Je n'en sais rien.  Peut-être parce qu'ils redoutaient les mauvaises surprises ; ils avaient été impressionnés par les mines et ils craignaient sans doute de tomber dans des pièges encore plus meurtriers.  Quoi qu'il en soit, nous étions relativement à notre aise durant la nuit.  Cela ne veut pas dire que nous dormions!
Le lendemain, 9 juin, n'a pas été très dur.  Après les ordres un peu sinistres de mon colonel, j'avais bon moral en constatant que la situation n'était pas tragique.  Les Allemands s'efforçaient de percer à la limite entre moi et le point d'appui voisin. lis n'y ont pas réussi et nos pertes ont été légères, malgré de gros bombardements d'artillerie parce que nous étions assez bien enterrés.  Malheureusement, cela n'a pas duré: après le 9, il y a le 10... et le 10, les choses ont très mal tourné pour ma pauvre compagnie parce que Rommel avait décidé de passer à travers le point d'appui nord pour pénétrer dans la position.  Il y a mis les moyens, naturellement.  Si j'en parle pendant quelques minutes, c'est parce qu'il est utile de passer de considérations générales à l'histoire vécue et parce que, le dernier jour, c'est dans le point d'appui nord que se décide le sort de Bir Hakeim.

Le général Koenig a d'autres soucis.  Il prépare la sortie mais il ne peut réussir que si le point d'appui nord ne cède pas.  Au petit matin, le 10 juin, il y avait du brouillard, ce qui permettait de souffler un peu, puisqu’on ne pouvait pas se battre sans se voir. Le brouillard s'est levé vers 9 ou 10 heures et le matraquage a recommencé ; il est devenu très dur l'après-midi.
Dans l'après-midi du 10, Bir Hakeim a été la cible de trois attaques aériennes, chacune de plus de cent avions; une grande partie des cent avions était des bombardiers en piqué, des « Stukas », dont la précision était très supérieure à celle des bombardements en altitude. Sur ces trois bombardements de cent avions chacun, le point d'appui nord en a reçu plus que sa part : nous étions la cible des bombardiers en piqué. A une heure de l’après-midi nous avons été secoués par un bombardement bien soigné. Une cinquantaine de  bombardiers ont transformé  le point d’appui nord en une sorte de gigantesque cratère. Après le passage des bombardiers, quand j’ai sorti la tête de mon trou, j’ai cru un instant que j’étais devenu aveugle car je ne voyais plus que du noir autour de moi :  c’était le sable, la poussière, les pierres, qui retombaient peu à peu, après avoir été soulevés par les bombes d'avions.
Incidemment, je précise que ces trois bombardements, dans l’après-midi du 10, n’ont pas fait un seul tué dans le point d’appui, ce qui montre que des bombardements aériens, même très durs,. n'ont pas tellement d'effet sur une troupe bien enterrée, sauf coup au but.  A peine ce bombardement aérien était-il terminé, ou plus exactement la poussière commençait-elle à retomber que, de derrière les mamelles où ils étaient cachés, sortaient trois chars lourds allemands avançant lentement mais sûrement vers l'intérieur de notre point d'appui par les passages qui avaient été déminés pendant  les nuits précédentes.
Le moment était venu de faire tirer les trois canons de 75 antichars qui défendaient le point d'appui, sous le commandement d'un officier d’infanterie coloniale, le lieutenant Bayrou- il était à une vingtaine de mètres de moi -, je lui ai donné l’ordre d’ ouvrir le feu.  Bayrou m'a répondu que ses trois canons étaient repérés par l'artillerie allemande et qu’ils seraient détruits dès qu'ils tireraient- Je lui ai répondu que c'était maintenant ou jamais. Bayrou ne s'était pas trompé ; de ses trois canons le plus rapide a tiré trois obus, le plus lent un obus.  Ils ont été, tous les trois détruits par des coups directs de 88 allemands, détruits, cela veut dire des canons dont une roue est brisée et qui basculent cela veut dire des circulaires de pièces où les munitions s'enflamment et explosent, des équipes de pièces qui sont massacrées comme celle du 75 qu était à dix mètres devant moi et dont les trois canonniers se sont traînés pour mourir sous mes yeux.
Le point d’appui n’avait plus d'artillerie antichars ! un des trois chars allemands avait été touché, pas très gravement mais suffisamment pour le dégoûter et il a reculé pour se mettre à l’abri derrière les mamelles pendant que les deux autres avançaient. Ils se sont arrêtés à cent mètres de moi, sur la position tenue par une de mes sections, commandée par l’aspirant Morvan. La section qui était non seulement sous le feu, mais sous les chenilles des chars, a levé les bras.
Ce spectacle a été ma plus grande stupéfaction depuis 1940. je n’avais jamais imaginé que des Français libres lèveraient les bras et en particulier que cela arriverait, à moi, dans ma propre compagnie. J’étais tellement stupéfait que, pendant un instant, j’ai hésité à donner l’ordre à un mitrailleur proche de moi de tirer sur ceux  qui se rendaient. Mais à leur place, je ne savais pas ce que j’aurais fait et je n’ai pas donné l’ordre. La section a été faite prisonnière et les chars ont recommencé d’avancer.
Comme un malheur n'arrive jamais seul, il est arrivé, à ce moment-là, un événement que les historiens de Bir Hakeim n'ont pas signalé, mais dont j'ai été le témoin. Une section m'avait été donnée en renfort, quand i'avais pris le commandement de ce point d'appui, pour remplacer ma section de - « Bren carriers » gardée en réserve générale.  C'était une section nord-africaine qui était à gauche de la section Morvan. Cette section s'est débandée, les hommes sont sortis de leurs trous, ils n'ont pas levé les bras, mais ils ont filé comme des lapins vers l'intérieur de la position... sous mes yeux!  Alors, de la stupéfaction, je suis passé à une rage  froide et j'ai vidé mon chargeur de pistolet sur les fuyards, ce qui ne les a pas arrêtés, d’ailleurs ! sans aucun canon antichars, ayant perdu deux sections sur quatre, ma situation était désespérée. J’ai été sauvé par une décision du général Koenig.
Le général Koenig  ne connaissait pas exactement la situation. Depuis les bombardements, toutes les liaisons téléphoniques étaient coupées et à l’époque, il n’y avait pas de liaisons radio entre les compagnies et les bataillons. Les agents de liaison que j’avais envoyés n’étaient pas  revenus, et ceux qu’ont m’avait envoyés n’étaient jamais arrivés. Par conséquent, j’ignorais ce qui se passait ailleurs et le général Koenig ne savait pas ce qui se passait dans le point d’appui nord, sauf que cela allait très mal.
      
Le général a pris une décision cruelle  mais excellente: il a fait tirer le régiment d'artillerie, sur mon point d'appui, sans économiser les munitions, puisqu'il avait décidé de sortir le soir même.  Il a eu raison : c'est sans doute ce qui m'a sauvé.  Et il a monté une contre-attaque avec, comme base de feu, ma section de 7 « Bren carriers », commandée par le lieutenant Devey, qui s'est établie - en bataille » à la limite arrière du point d'appui.  Deux sections d'infanterie du B.M.2 ont avancé et réoccupé, presque sans coup férir, les positions qui venaient d'être abandonnées par la section nord-africaine et où les Allemands ne s'étaient pas encore établis.
De leur côté, les Allemands ont continué leurs tirs sur le point d'appui et ce qui restait de ma compagnie a passé la fin de l'après-midi sous le feu des deux artilleries l'artillerie française et l'artillerie allemande, qui tiraient l'une et l'autre sur le même objectif.
Le 1er régiment d'artillerie savait qu'il allait quitter Bir Hakeim et a expédié sur moi ses derniers obus.  Les Allemands étaient plus économes. Se préparant à une nouvelle bataille, ils voulaient garder des munitions.
Quoi qu'il en soit, sous ce déluge de feu, il ne se passe plus rien : les fantassins des deux côtés sont épuisés de soif, de chaleur, de fatigue.  Chez nous, personne n'a dormi depuis trois jours et chacun reste dans son trou, envoyant quelques grenades sur l'ennemi le plus proche, tirant de temps en temps une rafale de fusil-mitrailleur.  Au coucher du soleil, la paix d'une belle soirée succède à une journée de carnage.

Après cet entracte, nous entrons dans la dernière partie de la bataille.  Le général Koenig qui avait reçu l'ordre de tenter une sortie, avait pris ses dispositions pour rompre l'encerclement.  Ses ordres consistaient à attaquer l'ennemi dans le sud ouest et à faire sortir tout le monde à travers une brèche ouverte de vive force par le 2ème bataillon de légion étrangère, le reste de la garnison passant , à pied ou en voiture, aussi vite que possible et sans combattre.  Le général Koenig a dit, lui même, que son ordre de sortie ressemblait plus à un ordre de défilé qu'à une opération militaire ; en tout cas, il a réussi et c'est très bien.

Pourquoi est-on sorti ? D'abord, parce que la 8ème  Armée ayant perdu la bataille et n'ayant plus les moyens de lancer une contre-offensive se replie en direction de l'est.  Je rappelle que les Anglais s'arrêteront à El Alamein, non loin d'Alexandrie.  La 8ème armée n'a donc plus besoin que la garnison de Bir-hakeim reste plantée au milieu du désert.  A cette raison tactique s'ajoute un impératif logistique : Bir-Hakeim n'a plus de réserves d'eau, ni de munitions, en particulier de munitions d'artillerie; quand on manque d'eau dans le désert, on ne peut plus vivre très longtemps.  L'eau avait toujours été rationnée à Bir Hakeim et de plus en plus sévèrement dans les derniers  jours ; les rations étaient devenues incompatibles avec la poursuite d'une activité, quelle qu'elle fût ! Il n'y a plus d'eau, ou presque plus, il n'y a plus de munitions d’artillerie et, enfin, il n'est pas question de capituler.  L'idée n'en est venue à personne, sur place.  Du général jusqu'au deuxième classe, personne na pensé que la capitulation fût une issue à notre situation.

Dès lors que 1°) le général Koenig a reçu l'ordre de sortir de Bir Hakeim, 2°) il faut sortir sans attendre, parce qu on n'a plus les moyens d'alimenter nos canons en munitions et les gorges des combattants en eau, il ne reste plus qu'à rompre l'encerclement; c'est ce que décide le général Koenig et c'est ce qui sera fait dans la nuit du 10 au 11 juin.
La manoeuvre est simple: après la rupture de l'encerclement, tous les rescapés ont rendez-vous avec une colonne de secours britannique, à huit kilomètres de Bir Hakeim et sous l'azimut 213.  Cette sortie est intéressante car, après la rupture de l'encerclement, ce n'est plus une opération militaire mais une sorte de rallye saharien.  Isolément ou par petits groupes, tout le monde se dirige sur l'azimut 213, vers le point de rendez-vous avec les Britanniques.

Tous ceux qui l'ont vécue se souviendront jusqu'à leur mort de cette nuit fantastique, tragique, parce qu'il y a eu beaucoup de pertes, mais aussi épique, comme en témoigne cet aumônier des fusiliers-marins, père trappiste. Au marin qui lui disait : « dépêchez- vous Père, il y a là un garçon qui va mourir », il répondit : « ne craignez rien, ce soir tous les morts montent au paradis… » belle réponse pour un aumônier militaire.  Chacun se débrouille comme il peut, avec son camion, ses camarades ; les piétons s'en tiraient quelques fois mieux que les motorisés.  J'étais  avec ce qui restait de ma compagnie, une quarantaine de légionnaires. Avant la sortie, je leur ai expliqué ce que nous allions faire. J’ai dit à tous les sous-officiers : affichez l’azimut 213 sur vos compas et j’ai vérifié qu’ils l’avaient bien fait. Nous sommes partis ensemble mais au deuxième ou troisième bond dans la nuit, il ne restait plus que l’équivalent d’un groupe de combat derrière moi et à partir du, cinquième ou du sixième bond entre les mitrailleuses lourdes allemandes qui tiraient à balles traçantes, je n'étais suivi que par un ou deux légionnaires.  Finalement, j’ai terminé ma sortie avec l'adjudant major du bataillon, le capitaine Lalande, que j’avais rencontré au hasard.

Chacun a mené sa sortie à sa guise et nous avons réussi parce que les hommes étaient résolus, parce qu'ils étaient instruits et parce qu'ils étaient courageux.  S'ils n'avaient pas eu ces trois qualités, la sortie aurait tourné au désastre.  Il y a autant d'histoires de cette sortie, toutes plus extraordinaires les unes que les autres, qu'il v a de survivants de Bir Hakeim.  Cette nuit d'incendies, de combats et de ruses a été une aventure différente pour chacun des combattants.

J'en viens à la troisième et dernière partie qui a été moins souvent traitée et qui peut faire apparaître des divergences dans les appréciations: le commentaire sur la bataille de Bir Hakeim.
Première question : quel a été le prix de cette opération ?
Le bilan a été le suivant:
-  En ce qui concerne les pertes que nous avons infligées à l'ennemi, il existe un inventaire indiscutable des matériels détruits.  Sont restés sur le terrain : 52 chars, 11 automitrailleuses, 5 canons automoteurs, plus 7 avions abattus par la D.C.A., homologués (les Britanniques étaient plus sévères sur les règles d'homologation), plus 3 avions abattus, probables.  En réalité, beaucoup d'autres avions allemands ont été abattus au-dessus de Bir Hakeim, mais le plus souvent par la chasse anglaise je ne parle ici que des avions abattus par la bataillon de fusiliers-marins.

Nous connaissons avec précision le nombre de prisonniers que nous avons capturés et remis aux Britanniques:
-  9 officiers, 140 sous-officiers et soldats italiens,
-  Un officier, 122 sous-officiers et soldats allemands. Il n'existe, à ma connaissance, aucun recensement des pertes en tués et blessés des Allemands et des Italiens.  Ce que l'on peut dire, c'est qu'elles ont été importantes, beaucoup plus que les nôtres, parce que les effectifs allemands et italiens engagés dans l'attaque d'abord, dans le siège de Bir Hakeim ensuite, ont été nombreux; au total, plus de 30 000 militaires allemands, de l'Afrika Korps, et italiens ont été engagés dans la bataille de Bir Hakeim, entre le 27 mai et le 10 juin 1942, ce qui est considérable, en face de 3 700 hommes et explique que les pertes allemandes et italiennes, en tués et en blessés, ont dépassé les nôtres.
Nous savons bien (mais pas parfaitement), nos pertes en hommes et en matériels.
Les pertes en matériels lourds sont sévères: dans la sortie, les tirs frappaient tous nos véhicules et nous avons perdu plus de la moitié de notre matériel lourd détruit sur le terrain.  Au contraire, presque tout le matériel léger - armes d'infanterie a été sauvé.


Les capitaines Simon et Messmer à Bir-hakeim en décembre 1942

  Nos pertes en hommes se sont élevées à 99 tués et 109 blessés pendant le siège, 72 tués et 21 blessés relevés pendant la sortie.  Quand les pointages ont été terminés, quelques jours plus tard, après les appels dans chaque unité, on a constaté qu'il manquait 763 disparus!  Que sont devenus ces 763 hommes ? Environ 600 prisonniers ont été capturés le 11 juin par les Allemands.  Pour la plupart, c'étaient des hommes égarés dans la sortie qui étaient rentrés dans Bir Hakeim après avoir erré dans la nuit.  Le 11 juin, les Allemands ont lancé leur dernière attaque.  Rommel rappelle dans ses mémoires qu'il s’est encore battu ce jour-là à Bir Hakeim contre ces éléments isolés qui étaient revenus et qui ont livré un dernier combat, sans doute décousu, puisqu'ils n'étaient plus en unités constituées.  Sur ces 600 prisonniers, 147 exactement sont morts quelques jours plus tard dans un bateau qui les transportait de Benghazi vers l'Italie et qui a' été torpillé par un sous-marin britannique.

Le nombre de prisonniers français arrivés dans les camps de prisonniers en Italie est à peu près de 450, dont la plupart s'évaderont en 1943 quand l'Italie déposera les armes.  Il reste donc 160 vrais disparus dont on ignore pour toujours quel a été le sort ! La plupart ont été blessés dans la sortie et sont sans doute morts sur le terrain parce que personne ne les a relevés.  Ce sont aussi des hommes qui, ayant réussi leur sortie, ont manqué le rendez-vous dans la nuit, ont tenté leur chance isolément ou par petits groupes et sont morts de soif ou dans des combats individuels, répétant l'histoire de la patrouille perdue.
Au total, tous comptes faits, quand la première brigade est mise au repos en Egypte,  elle a perdu de 450 à 500 morts, autant de prisonniers, et à peu près autant de blessés graves, évacués à dans les hôpitaux.  Sur les 3 700 hommes engagés dans la bataille, les pertes s'élèvent à 1 500.
Tel est le bilan sur le terrain.  Mais il y en a d'autres.

D'abord un bilan d'ensemble et qui prête encore à contestation : quelle est la conséquence du retard que le siège de Bir Hakeim a imposé à Rommel dans son offensive vers l'Egypte ? C'est la deuxième question.
Il est certain que Rommel a perdu du temps: s'il était arrivé quinze jours plus tôt à Et Alamein, il aurait rencontré une moins grande résistance car, entre-temps, les défenses d'El Alamein avaient été occupées par des divisions australiennes rappelées en toute hâte d’Irak.
Pourquoi Rommel a-t-il perdu ces quinze jours devant Bir-hakeim ? Mes camarades officiers d’active pensent presque tous que Rommel surestimait l’importance de Bir-hakeim et croyait que s’il continuait d’avancer vers l’Est, il laisserait derrière lui un nid de vipères d'où partiraient des colonnes blindées ou motorisées, menaçant ses arrières.  Mais Rommel ne pouvait pas  ignorer quelles étaient nos forces, depuis le début du siège ; il  avait suffisamment de photos aériennes, d'informations pour savoir que Bir Hakeim était peut-être une épine dans son pied, mais sûrement pas un poignard dans son dos.

Je crois que l'importance de Bir Hakeim, pour Rommel et pour les Allemands en général, était politique plus que militaire. Il était important pour le commandement allemand, et d'abord pour Hitler, d'éliminer une fois pour toutes la seule grande unité des Forces Françaises Libres.
Je crois enfin que Rommel a été Victime d'un enchaînement de circonstances. Au début, il a cru qu 'il pourrait s'emparer de Bir Hakeim en deux ou trois jours et puis il s'est dit: « Cela traîne mais je vais rester encore vingt-quatre ou quarante-huit heures ». Et il faisait venir des renforts, il ordonnait encore plus de bombardements d'artillerie et d'aviation et il continuait, il continuait... Il a été victime de son entêtement, car plus il s'entêtait, plus il fallait  qu 'il enlève Bir Hakeim.  Dès lors qu'il avait décidé de faire tomber Bir Hakeim, s'il repartait en direction d'Alexandrie, sans avoir pris Bir Hakeim. il subissait un échec, une sorte de défaite.  J'ai l'impression qu’il s’est pris au piège de ce jeu tragique. Pour moi, c’est l'explication la plus vraisemblable du comportement de Rommel plutôt que les explications stratégiques séduisantes après coup mais qui ne tiennent pas compte des réalités du moment.

Il faut poser une autre question qui concerne la brigade française libre : comment un effectif aussi peu nombreux et, en apparence aussi disparate a-t-il pu obtenir des résultats aussi convaincants en aussi peu de temps ?
Bien entendu, la qualité des hommes y est pour beaucoup.  C'était l'opinion du général Koenig qui, après Bir Hakeim, pensait qu il commandait des hommes capables de faire n'importe quoi.  Optimisme qui l'entraînera à accepter une mission particulièrement difficile, quelques mois tard, au premier soir de la bataille d’El Alamein.  S'il est certain que les hommes étaient d'une rare qualité morale et professionnelle, le succès vient aussi du fait que la première brigade s’était préparée, dans les conditions que j’ai déjà décrites, exactement au type de bataille, au type d'attaque, que l’ennemi a voulu lui imposer. 1942, c'est encore le temps de la Blitzkrieg et Rommel monte une opération tout à fait classique pour l'armée allemande.  Mais les Français Libres sont très différents de l'armée française, en 1940.  En deux ans, nous avons beaucoup appris et les attaques italiennes et allemandes tombent à Bir Hakeim sur un os très dur à avaler.  Les succès de la première brigade sont dus, en grande partie, au fait que ses chefs l'avaient préparée avec soin à la bataille qu'elle a dû livrer.  La surprise a été de l'autre côté et pas du nôtre.  Si Bir Hakeim a donné la gloire au général Koenig, il l'avait bien méritée !
Ces explications, bien qu'incomplètes, permettent de mieux comprendre le retentissement de Bir Hakeim sur l'opinion publique, en Grande-Bretagne, en France et dans d'autres pays belligérants.  C'est un fait que cette bataille a eu un écho bien plus grand que le choc qui, durant quinze jours, a opposé 3700 hommes à 30 000 ! Cet écho a été voulu, amplifié.  Il ne faut pas oublier qu’en temps de guerre, la presse, la radio, sont sous le contrôle des gouvernements qui censurent et orientent.  En Angleterre, si l’on parle de Bir Hakeim, c'est parce que le gouvernement anglais décide que la B.B.C. et les journaux anglais en parleront; si, à Moscou, la Pravda publie des articles sur Bir Hakeim, c'est parce que les responsables de la politique russe décident que l'on écrira sur Bir Hakeim.  L'écho de cette bataille a été organisé et amplifié.

En voici des exemples : ce sont les émissions de la B.B.C., non seulement ses émissions françaises mais ses émissions en langue anglaise ; ce sont les avions de la R.A.F. qui lancent sur le territoire français des tonnes de prospectus sur Bir Hakeim; à Mourmansk, les marins français sont accueillis par les marins russes; à Moscou, la Pravda compare, non sans exagération, Bir Hakeim et Verdun; en Australie, le contre-torpilleur Le Triomphant est accueilli triomphalement - sans jeu de mots à Sydney ; à Santiago du Chili, dans une séance de l'Assemblée nationale, un député, sous les acclamations de ses collègues, déploie un drapeau tricolore à croix de Lorraine; à Johannesburg, le maréchal Smuts explique à l'ambassadeur de Vichy qu'il devrait se faire plus discret et il accepte une mission de la France Libre qui, jusqu'alors, était semi clandestine.
En France. un journal de la Résistance a choisi le titre de Bir Hakeim, un maquis s'est appelé Bir Hakeim et l'on pourrait faire un inventaire plus complet!

Pour comprendre tout cela, il faut se rappeler qu'au printemps 1942, dans le monde entier, le tournant de la guerre n'est pas encore arrivé.   Les Allemands assiègent Leningrad, sont devant Moscou, approchent de Stalingrad et  parviendront jusqu’au Caucase, pendant l’été. En Extrême Orient, les Japonais attaquent les Aléoutiennes, menacent les Indes à partir de la Birmanie et en direction des Indes néerlandaises et de la Nouvelle-Guinée, aux portes de l'Australie. Dans cette avalanche de mauvaises nouvelles qui ne dureront plus longtemps puisque le retournement commencera à l'automne (El Alamein, octobre 1942, Stalingrad, l'hiver 42-43), devant la marée montante des armées allemandes et des armées japonaises, on s'accroche à tout ce qui peut donner de l'espoir.  Quelques milliers de Français Libres qui se battent et avec succès dans le désert de Libye, c’est un espoir ; tout le monde en parle,parce qu’il vaut mieux parler de ce qui va  bien que de ce qui va mal, surtout quand beaucoup de choses vont mal.
Telle est l’explication de l'écho donné à Bir Hakeim. A ce moment d'angoisse, l’orchestration a donné à ce fait d'armes indiscutable une dimension encore plus grande,car politique.  Si Bir Hakeim avait eu lieu un an plus tôt ou un an plus tard, l'orchestration aurait été moins bruyante.
 
J'aimerais, avant de terminer, dire quel a été l’impact de Bir Hakeim sur le général De Gaulle.  Dans ses mémoires, le Général a écrit quelques lignes très belles que voici :
« Dans la soirée, écrit le Général à la fin du tome 1er de ses Mémoires, Brooke (Sir Alan Brooke était le chef d'état-major impérial, de Churchill) m'envoie dire: le général Koenig et une grande partie de ses troupes sont parvenus à El Gobi, hors de l'atteinte de l'ennemi.  Je remercie le messager.  Le congédie.  Ferme la porte.  Je suis seul. 0 coeur battant d'émotion, sanglots d'orgueil, larmes de joie ! ».
Je ne connais pas, dans les Mémoires du général de Gaulle, un autre témoignage d'une aussi profonde émotion.

Quant au jugement que je porte sur Bir Hakeim, il rejoint celui d'André Malraux avec lequel j'ai eu, plusieurs fois, l'occasion d'en parler: « Nous ne tenons pas Bir Hakeim pour Austerlitz, mais Bir Hakeim comme le premier combat de Jeanne d'Arc à Orléans a été la preuve que la France n'était pas morte. »
Ce sera aussi ma conclusion, en vous remerciant d'avoir eu beaucoup de patience et de m'avoir écouté si longtemps.
A ce jour, 143 militaires français sont morts pour la France en Afghanistan, en Somalie, au Mali ,au Levant et en Centrafrique
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